situation de l'archipel de Lamu sur la côte nord du Kenya non loin de la frontière somalienne
situation geographique de l'archipel de Lamu dans l'océan Indien, au nord de la côté kenyane proche de la frontière somalienne

NYUSO

Pluriel de visage en kiswahili

En 2023, quitter ce petit bout du monde me pousse à explorer plastiquement mon attache à ces lieux afin d’en pérenniser la trace. À travers le portrait, je fais mes adieux à chacun. Ce projet s’apparente à une cartographie sensible de la population locale matérialisant le tissage des liens noués au fil du temps.

Je l’imaginais éternelle mais la configuration géographique de ma vie vint à changer. Y renoncer n’allait pas de soi. Comment garder une trace du lien qui m’attache à ces personnes qui m’ont vu grandir et que je vois vieillir, à toutes ces rencontres présentes à mon souvenir ? En préparant mon dernier voyage, je réfléchis à la façon de transformer ce sentiment de perte. La voile de dhow, bateau traditionnel swahili, ancrée dans la culture locale, me servira de fond, symbole de cette société ancestrale qui vit du commerce portuaire, de la pêche et du tourisme.

La genèse

et la fin d’un chapitre

L’émotion à l’arrivée est vive et celle du départ me pince toujours autant le cœur. Respirer l’air de Lamu, reconnaître ses odeurs, retrouver ses habitants, admirer la végétation et la patine de ses rues, s’inonder de lumière équatoriale, redécouvrir le paysage sonore, tout cela ravive cette partie de moi qui s’éclipse à mon insu dans ma vie parisienne.

Les premiers jours donnent le tempo qui se fond dans la conversation africaine. J’ai plaisir à répondre à tous que tout le monde va bien chez moi puis à plonger dans l’actualité de chacun. Je marche pieds nus dans les rues, j’en connais les moindres recoins mais ces dernières années je n’ai plus de repères tant s’élèvent les constructions nouvelles. Les forces économiques et politiques qui s’exercent au nom du développement de la région impactent le paysage que j’ai toujours connu.

Adu, ami et community manager du village, partage un flyer sur WhatsApp. Mardi à Shela, mercredi à Lamu Town. Le bouche à oreille se crée. Chaque modèle inscrit ses coordonnées sur l’ardoise afin que je puisse lui envoyer ses photos. C’est l’occasion de connaître le prénom de personnes avec qui je discute depuis des années.

Les gens s’annoncent nombreux le lendemain sur la place du Fort à Lamu Town mais une pluie diluvienne s’abat dès le matin. Je guette l’éclaircie tandis que le niveau des eaux monte sérieusement dans les rues. Feiswal, mon ami artiste qui m’assiste sur le projet, prête main forte à la consolidation de sa maison qui s’écroule dans une ruelle adjacente. Lamu pleure mon départ me disent les uns et les autres en riant et moi, je pleure pour de vrai.

L'archipel

les différentes parties d’un tout

La pluie diluvienne a donc coupé court à mon élan. En quittant les lieux, non seulement le village de Shela mais l’archipel entier m’apparaît comme un puzzle à assembler. Tous ses recoins éloignés des sentiers touristiques que j’ai avidement explorés refont surface.

Carte de l'archipel de Lamu

Lamu Town est une ville où l’anonymat est possible. Elle vibre de la profusion d’échanges. L’émulation du port se propage dans le temps et l’espace, en témoignent les nombreux corps de métiers représentés. Artisans et commerçants sont aujourd’hui rejoints par les chauffeurs de moto, une population nouvelle venue du continent. Les femmes y ont davantage d’autonomie et s’affranchissent du regard de la communauté par rapport à la mentalité plus conservatrice des familles du village de Shela. Elles peuvent aspirer à un mode de vie plus moderne. Y avoir passé tant de temps m’en a ouvert les portes. J’ai découvert sa face cachée en suivant ses habitants dans leur maison où les choses s’élaborent au quotidien, petit à petit, à la main, pierre à pierre, jour après jour. Pole-pole comme ils disent.

Mararani
Il y a une dizaine d’années les premières huttes apparaissent, isolées au pied des dunes entre Lamu town et Shela. Elles abritent une faune alternative composée de Giryamas, Kikuyus et Swahilis, les uns attirés par la possibilité de trouver un emploi sur l’île, les autres aspirant à s’éloigner de la tradition. Les premiers bars à vin de palme illustrent cet esprit de contre-culture. Le village se développe avec aujourd’hui, un night club à ciel ouvert, sorte de zone libre où s’invitent les DJs de Nairobi. Ici, on quitte l’ambiance swahilie traditionnelle et familiale pour une atmosphère plus africaine aux influences continentales. On y rencontre les électrons libres marqués par les stigmates de l’excès.

Matandoni
Ce village sorti des chemins touristiques vit à son propre rythme protégé par la mangrove, au calme dans le chenal qui sépare l’île du continent. Peuplé d’artisans spécialisés, principalement dans le tressage de palme et la construction de dhows, on y répare aussi les filets de pêche et on y confectionne, à même le sol, les grandes voiles de bateaux. Les gens travaillent en groupe devant chez eux ou mènent, un peu à l’écart, les activités plus bruyantes. Du fait de cette moindre exposition aux étrangers, la présence de l’islam est différente, les femmes ne sont pas en noir par exemple. L’ambiance y est d’une singulière simplicité, les distractions se résumant aux jouets que les enfants se fabriquent et aux plongeons depuis la digue.

Les Luo des carrières de corail
Doués du savoir-faire et d’une stature robuste, cette communauté se concentre sur l’exploitation du gisement de corail. Chacun creuse sa parcelle. La poussière crayeuse émanant des profondeurs de la terre rouge retombe en couche opaque sur leur silhouette. Tailler la pierre est un travail harassant, atténué par la récente présence de générateurs qui permettent d’alimenter des machines et d’éclairer la nuit, d’échapper ainsi au soleil cuisant de la journée. Ils vivent à part. Historiquement, cette tribu est descendue des déserts du Soudan et représente le troisième groupe ethnique du pays. Dans l’archipel de Lamu, ils sont anonymisés par la dimension spectaculaire de leur activité qu’il est donné aux touristes de découvrir en venant visiter les carrières. Le corail est le génie des lieux.

Les fermiers de Manda
Manda est une île de terre fertile sans eau et sans puits qui a demandé aux fermiers de s’adapter. La faune et la flore sont très différentes de celles de Lamu, île de sable avec de l’eau et des puits. Les baobabs se voient de loin, la terre est rouge et le bush saturé de chlorophylle. Aucun bruit ne recouvre le chant des oiseaux, la compagnie des chiens est acceptée, on y pratique les brûlis avant la saison des pluies. Autrefois les éléphants traversaient le chenal, aujourd’hui des hippopotames ou des buffles peuvent s’y égarer. Certains habitants de Shela font l’aller-retour, d’autres ont choisi d’y vivre pour s’éloigner et développer leur activité dans ce rapport à la terre qui offre une autre façon de vivre, en dehors du radar de la communauté et loin du quand-dira-t-on. Cet endroit s’est métamorphosé ces dernières années, les locaux ayant vendu leur terrain bordant l’océan aux étrangers et la technique ayant finalement permis d’y acheminer l’eau. Les fermes se sont multipliées à l’intérieur de l’île et la surface cultivée fait reculer le bush. 

Circularité

à l’échelle humaine

Une fois édités à Paris, j’envoie à chacun son portrait via WhatsApp. C’est l’occasion de tchater. Ils sont touchés, le délai les surprend, ils ne les attendaient plus mais l’immédiateté qu’ils confèrent à la technologie n’a pas eu raison de ma parole. Je souhaite inscrire toutes ces personnes dans ma démarche en leur rapportant quelque chose. J’envisage d’investir ces murs, élus patrimoine mondial par l’Unesco, et d’y coller les portraits imprimés à l’échelle humaine. Une façon de leur rendre hommage en transposant dans le réel, la place qu’ils occupent dans mon cœur.